Le gai-savoir de Montesquieu par Florence Mothe

 Le gai-savoir de Montesquieu par Florence Mothe

extrait du Journal de la Promenade 2014  : 21 septembre vers La Brède

mongenan jardin dagrémentChaque lundi qu’avait fait Dieu, Montesquieu, quand il se trouvait en Guyenne, se rendait dans un hôtel situé au coin de la rue Sainte Catherine et de la rue Margaux. Lui, réputé  ne pas être mélomane, mais forcé par ses amis, les frères Sarraut, à contribuer au financement de machines musicales à la lutherie compliquée par les miracles de la science, l’invention de l’orgue aquatique et les propriétés éclairantes de la peau de chat, s’astreignait à assister aux concerts de l’Académie des Lyriques, dont son ami Antoine de Gascq, flûtiste de talent et élève du célèbre Naudot, était le président.

S’il ne s’était agi que de découvrir quelques nouveaux airs dans le goût galant, sans doute le Baron de La Brède aurait-il négligé ces séances. Mais l’Académie des Lyriques était plus que cela : la première fille du Parlement qui avait donné naissance à l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Bordeaux qu’Antoine de Gascq avait également fondée en 1712 et dont Montesquieu devint directeur à cinq reprises. Une belle aventure intellectuelle et amicale, où Montesquieu retrouvait tous les siens, et rien que ceux-là, ceux qui formaient et formeront avec son fidèle Abbé de Guasco cette garde prétorienne qui lui permettra de vivre, d’écrire, de voyager et de planter tout en sachant qu’à Bordeaux, à La Brède, à Martillac, ses amis veillent.

Comment ces Académies qui furent d’une si grande conséquence furent-elles crées, préfigurant le Siècle des Lumières? On aurait tort de considérer qu’elles furent fondées par des cuistres ou des barbons, calamistrés dans leur hermine. Ces jeunes gens étaient pressés et impétueux. Ils étaient dotés d’une solide fortune leur permettant de régler sans maugréer trois cents livres de cotisation annuelle, d’une formation intellectuelle poussée, d’une bibliothèque de plusieurs milliers de volumes qui leur avait été fort utile dans leur fréquentation des grands collèges et pour la rédaction de leur thèse de droit, bagage qui leur permettait de juger le royaume archaïque, Louis XIV rhumatisant et son application des Lois sans esprit. Curieux de tout, glaneurs de sciences, épouseurs de découvertes, ils cheminaient dans le savoir faisant leur miel des variations du baromètre, de l’usage des glandes rénales, des qualités des eaux minérales de la Rousselle, et du rocher de coquilles d’huîtres de la chapelle de M. de Lancre à Sainte-Croix-du-Mont. Tous les sujets leur étaient bons à condition qu’ils fussent pittoresques, inattendus, novateurs et surtout qu’ils leur permettent de  représenter à l’extérieur le creuset dans lequel on forme les nouvelles théories capables d’éclairer l’opinion publique. Car ils revendiquaient les bonheurs absolus du Songe de Poliphile, ils voulaient se perdre dans les dédales des jardins philosophiques, aspirant à une vue globale du monde, telle que la Renaissance l’avait imaginée, tel que l’avenir l’accomplirait, et telle qu’ils la voulaient : apte à cimenter l’union entre les principaux citoyens d’une même province.

Car ces jeunes gens intelligents et ambitieux estimaient qu’il était de leur devoir d’assigner quelque espérance pour le bien commun de l’Etat. Leur quête n’était pas vaine.  Ils se voulaient pédagogues et utiles, ils diffusaient le savoir en interne, mais organisaient aussi des concours passionnant le monde érudit. C’est la raison pour laquelle ils vivaient en bonne intelligence avec le collège de Guyenne et assistaient aux soutenances de thèse des jeunes magistrats, les invitant à leurs séances publiques afin qu’ils deviennent familiers de sujets aussi surprenants que les mœurs des noctiluques, les maladies épileptiques, les éclipses de soleil selon les théories de Nicolas de Lisle  ou  le système harmonique hydraulique de la fontaine à jet d’eau.

L’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Bordeaux, dopée par le charisme de Montesquieu, compta en 1727  jusqu’à trois cents membres associés qui figuraient parmi les plus beaux esprits du siècle et des salons d’Europe. Pour ressentir l’atmosphère qui baignait ses séances, pour comprendre ces relations intimes et fraternelles, il faut se rendre au Musée des Arts décoratifs de Bordeaux où sont conservés les boiseries et les meubles du salon vert de l’hôtel de Gascq, rue du Serpolet. Sur une marquise est assise Mme Dupré de Saint Maur. Le Président de Coupos s’est hissé sur un fauteuil austère. Sarraut de Boynet, sa viole de gambe à la main approche son pliant du lutrin. Il va donner la première audition d’une sarabande que vient de lui dédier son ami Jean-Philippe Rameau. Antoine de Gascq, accoudé au pupitre, tourne les pages tandis que son ami déchiffre en hochant la tête en cadence. Voila qui est bon et pourra être rejoué dans le salon de musique de sa folie de Mongenan à Portets où la harpe de Louvet fait bon ménage avec le gravicembalo récemment livré par le facteur Broadwood.

C’est en effet à Mongenan que son intégralement conservées et ouvertes au public (1) ces « curiosités » qui ont fait tout l’attrait du Siècle des Lumières. Inchangé depuis le XVIII° siècle, le décor est peuplé de ces charmants fantômes qu’on imagine, dans leurs costumes roses, verts ou violets, discourant doctement des dernières herbes collectées, des mousses observées au microscope, de l’usage des feuilles, de la nielle des blés. Après la rigueur du cabinet de curiosités aux murs chargés d’herbiers, c’est dans le salon de compagnie que se poursuivent ces conversations. Puis on rejoint le salon de musique pour écouter une partition nouvelle qui dissipera à coup sûr l’ignorance et les préjugés. Enfin, on soupe gaiement dans l’antichambre aux murs bleus et aux faïences roses, et le vin de Graves coule à flots, au mépris de la maladie de la pierre qui menace certains convives qui n’en sont pas moins parmi les plus joyeux.

Mais les Académies dont Montesquieu est membre ne sont en rien des foyers de distraction provinciale. Quand la curiosité le poussera sur les rives de la Tamise et qu’il se fera agréer par la Royal Society que Newton vient de quitter pour son dernier voyage, il adoptera les positions des académiciens britanniques qui tâtent de tout, y compris de la réflexion sur les religions. Maçonnant de par l’Europe, retrouvant ses amis Pontac et Gascq dans les Ateliers intimes bordelais dont le Temple de Mongenan est le gracieux et fragile vestige, graissant sa chaise pour se rendre plus vite aux tenues de la Duchesse de Keroualle que préside Désaguliers , secrétaire de Newton et « grand Belzébuth de tous les maçons », le philosophe fréquentera aussi l’Académie de Nancy pour étendre aux dimensions de l’Europe le nouvel esprit des Lumières.

Décidément, il ne regrettera jamais cette séance du 3 avril 1716 au cours de laquelle son ami Joseph de Navarre proposa « d’agréer Monsieur de la Brède pour remplir une place d’académicien ordinaire, bien qu’il  ignorât encore à peu près tout des sciences mais projette d’écrire une « Histoire physique de la terre ». Et quel bonheur de voir sa chère compagnie quitter l’appartement de l’avocat Brethous, rue des Ayres pour s’installer, grâce à la générosité de Jean-Jacques Bel, dans son somptueux hôtel de l’esplanade du Château-Trompette ! Pour parvenir à trouver des locaux dignes de l’Académie, Montesquieu n’avait-il pas proposé à ses pairs d’obtenir une subvention royale et même d’organiser une loterie ? Des moyens intempestifs qui étaient bien dans  l’esprit fougueux de M. de Secondat qui demeurait persuadé comme le proclame sa devise que la chance sourit  toujours aux courageux !

         Florence Mothe

(1) Ouvert tous les après-midis du 7 janvier au 31 décembre, toute la journée juillet et août. Conférences chaque dimanche à 17 H, programme www.chateaudemongenan.com rubrique Festivités.

(2) Note SIGM Monument  et Jardins Historiques ouverts à la visite, Best of Wine Tourism 2008,  Jardin Remarquable, Potager de France, Temple maçonnique

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