Univers de la sculpture romane : généralités

L’UNIVERS DE LA SCULPTURE ROMANE

par Emilie Chenneveau, relecture Michèle Gaborit

1 Le contexte historique et architectural.

L’Occident entre, à partir du Xème siècle, dans une phase de mutation qui affecte tous les secteurs de la vie, notamment avec l’apparition de la féodalité. La mise en place de ce système s’effectue en deux temps[1]. Le premier, situé entre la fin du IXème siècle et le milieu du Xème, voit l’installation de principautés territoriales pratiquement indépendantes qui regroupent les duchés de Bourgogne, de Normandie ou d’Aquitaine ou qui correspondent à un seul comme les comtés du Maine et de l’Anjou. Le second temps met en scène, à partir de la fin du Xème siècle, les hommes de confiance auxquels les princes avaient délégué la garde des châteaux, qui s’érigent à leur tour en chefs indépendants et rendent leur charge héréditaire. Les conséquences sont désastreuses comme le morcellement territorial, l’abaissement de l’autorité publique et surtout le développement d’un pouvoir local de caractère privé.

Un véritable ordre féodal règne, qui assure une sévère domination de l’aristocratie sur la paysannerie. Les nobles détiennent les pouvoirs militaires, fiscaux, judiciaires et économiques et font élever des églises à la gloire de Dieu afin de témoigner de leur puissance.

Au sommet de cette hiérarchie se trouve le roi, il n’exerce son pouvoir que sur son propre domaine compris entre Senlis et Orléans. Mais par son sacre qui lui confère un caractère religieux, il s’élève au dessus des autres princes, qui sont comme le duc d’Aquitaine plus puissant que lui.

A partir du XIIème siècle, on observe un retournement de situation qui montre des seigneuries victimes du déplacement des activités économiques vers les villes. Ces seigneuries s’endettent et perdent leur autonomie. Cet étiolement profite en premier lieu, avant l’intérêt du roi, aux princes territoriaux comme Henri II Plantagenêt.[2] Après son mariage avec Aliénor d’Aquitaine, en 1147, celui-ci règne sur un état qui couvre plus de la moitié du royaume, et sur lequel Louis VII (1137-1180) parvient difficilement à exercer sa suzeraineté. Il faudra attendre Philippe-Auguste (1180-1223) pour que le roi, réunisse d’importantes principautés à son domaine.

 

Dans ce contexte la vie monastique est une résultante de la foi chrétienne définie, spécialement dans les pays de l’est, par la théologie du VIème siècle. Vie monastique, théologie et architecture subirent en Occident de profondes modifications. L’ordre bénédictin est maître du terrain pendant des siècles. Jusqu’au XIIème siècle, les moines furent les principaux dépositaires d’une culture savante qui nécessitait l’usage de l’écriture et la connaissance du latin. Les abbayes et les couvents envahissent l’Europe chrétienne et constituent autant de cellules où s’épanouissent foi et tradition chrétienne en même temps que savoir et culture. L’ordre se poursuit au XIIIème siècle par la fondation de l’ordre des franciscains, dont l’empreinte se retrouva surtout dans l’art gothique.

 

a) L’architecture romane.

Le terme « roman » est apparu, en France, pour caractériser le style des églises construites aux XIème et XIIème siècles dans une lettre adressée en 1818 par l’érudit normand Charles de Gerville à l’un de ses confrères[3]. Jusqu’alors, l’architecture religieuse de l’Occident médiéval était indifféremment qualifiée de « gothique ». Le terme gothique employé depuis la Renaissance comme synonyme de barbare avait une connotation péjorative, même si certains théoriciens du Siècle des Lumières accordaient un intérêt d’ordre technique aux grandes cathédrales du XIIIème siècle. L’apparition du terme roman pour désigner ce gothique lourd ou ancien coïncidait, au début du XIXème siècle, avec sa réhabilitation et préludait au rapide développement de son étude. En lui donnant un nom, Charles de Gerville reconnaissait à l’art roman une spécificité, entre les créations de l’époque carolingienne et celle de la période suivante qui, seules, continuèrent d’être appelées gothiques.27

 

Tout au long de son histoire, l’architecture romane entretint avec l’art antique et avec celui du haut Moyen Age d’étroites relations. Continuités, réinterprétations, renaissances et innovations s’y mêlent, au point qu’elle peut paraître comme une création nourrie du passé.

 

Les grandes nouveautés techniques et formelles de l’époque romane, sont comme celle de l’époque carolingienne et de l’époque gothique, apparues dans des milieux privilégiés avant d’être l’objet d’une vulgarisation. A partir de 1100, l’écart entre édifices de prestige et constructions rurales, va diminuer, signe d’une prospérité accrue des campagnes.

Les vagues successives de reconstruction ont souvent fait disparaître les églises édifiées au début du XIème siècle, d’où l’impression de vide donnant lieu a des conclusions sur la rareté des édifices dans certaines régions. En revanche, les régions du Midi qui résistèrent longtemps à l’adoption du gothique offrent une forte densité de constructions tardives, d’où l’idée erronée mais tenace, que l’art roman est, par excellence, un art méridional.

La représentation des édifices varie donc considérablement selon la période envisagée.

Il faut savoir que presque toutes les église romanes de France ont été l’objet de restaurations aux XIXème et XXème siècles. Les plupart ont subi ces remaniements suite à des incendies, effondrements, destructions volontaires pendant les guerres, ou justifié par la mise au goût du jour ou l’adaptation à de nouveaux usages.

C’est ainsi qu’à l’époque gothique, on vit se multiplier les chapelles privées greffées tout autour de l’église, les fenêtres agrandies et beaucoup de nef jusque là charpentées étaient dotées d’un voûtement d’ogives. Pendant la Guerre de Cent ans, au XIVème siècle et les Guerres de Religion du XVIème siècle, de nombreuses modifications furent apportées aux églises. C’est ainsi que l’on trouve de nos jours des église fortifiées possédant des archères et des mâchicoulis. Au XVIIème siècle eut lieu, une grande vague de restauration en partie justifiée par l’importance des dommages causés par les guerres de Religion.

Ces travaux s’accompagnèrent souvent d’un réaménagement du sanctuaire, avec le déplacement des autels, la rénovation du mobilier liturgique et parfois la modernisation du décor architectural.

Chaque époque a ainsi laissé sa marque dans des monuments, permettant de retracer l’histoire de ses remaniements.

 

 

 

 

b) Naissance et développement de la sculpture.

La sculpture monumentale a, dans l’ensemble, résisté aux attaques du temps, la sculpture d’origine est encore présente dans bon nombre d’édifices.

Il faut attendre 1930 pour qu’Henri Focillon affirme que la sculpture romane ne commençait pas, selon l’opinion alors admise, avec les grands programmes figurés des années 1100, mais dès le début du XIème siècle[4], en même temps que l’architecture romane.[5]

C’est, en premier lieu, par ses rapports avec l’édifice que la sculpture romane révèle son originalité. Elle s’attache, en effet, aux points sensibles de celui-ci : chapiteaux, corniches, fenêtres, portails, dont elle souligne la fonction. Pour mieux exalter les lignes de tension architecturale, les figures se plient et se déforment sans autre limite que celle qui leur est imposée par leur cadre matériel, auquel elles visent à s’adapter le plus étroitement possible. Telle est donc l’explication aux anomalies de proportions des personnages romans.[6]

 

Comme l’architecture, la sculpture romane semble offrir une grande diversité thématique. Tout au long de la période les chapiteaux décorés de motifs géométriques, d’entrelacs, de rinceaux plus ou moins dérivés du corinthien existaient avec des figures humaines, des animaux affrontés, des scènes bibliques, des allégories ou des scènes de genre. Tout semble avoir été source d’inspiration pour les sculpteurs romans, des reliefs antiques aux manuscrits enluminés et au mobilier du haut Moyen Age.[7] Mais leur création majeure, celle qui les a rendus si populaires fut certainement le chapiteau historié.

Tout au long de son histoire, la sculpture romane entretient avec la peinture des relations complexes. S’il est vrai que le dessin des premières sculptures figurées semble souvent inspiré du système de conventions graphiques que l’on trouve dans les manuscrits du début du XIème siècle, les comparaisons deviennent plus subtiles à mesure que les définitions stylistiques s’affirment.

A l’exception des grands tympans et des façades ornées de nombreux reliefs qui, même à leur apogée pendant les années 1120-1140, ne furent jamais très répandus, la sculpture semble avoir joué un rôle essentiellement ornemental. A l’intérieur des édifices, les chapiteaux historiés se mêlent à des compositions végétales ou figurés d’une grande variété, et sont rarement disposés de façon a offrir une suite continue d’épisodes ; c’est surtout à travers les peintures murales que, comme par le passé, s’expriment les grands programmes iconographiques. La mission fondamentale de la peinture et de la sculpture depuis le VIème siècle est donc un but pédagogique. C’est par elle que ceux qui ne savaient pas lire pouvaient comprendre ce qu’ils ne pouvaient apprendre dans les livres. A la différence des enluminures, destinées à être vues de quelques rares privilégiés, fresques et sculptures monumentales étaient donc censées s’adresser à la masse des fidèles. L’adaptation des images au public semble avoir été différent dans la réalité. Ainsi à Moissac, c’est dans le cloître accessible aux seuls moines que se trouvent les thèmes les plus faciles à déchiffrer, tandis que sur le tympan s’exprime une pensée théologique très complexe[8], qui dépassait très certainement le niveau d’une prédication ordinaire. On note à partir des années 1100, une évolution du langage iconographique avec la multiplication des cycles historiés, tant dans les arts monumentaux que dans les manuscrits, marquant ainsi une accélération dans le processus de création de nouvelles images, avec notamment un intérêt grandissant pour le personnage de la Vierge.

 

Les artistes romans restent en grande partie des inconnus pour nous. Les textes ne livrent souvent qu’un nom, mais il est difficile de suivre leur carrière. Les signatures gravées dans la pierre, sur un mur, un portail ou un chapiteau sont conservées en grand nombre mais ne sont pas très explicites. Elles se résument souvent à un nom suivi de l’expression hoc fecit ou me fecit.

Très tôt, les mutations intervenues dans le domaine de l’architecture s’accompagnèrent de transformations de la plastique murale et du décor monumental. L’adoption de la colonne engagée et de la pile composée ne traduit pas seulement une nouvelle réflexion sur les problèmes de structure, mais un changement de conception esthétique. Les vastes surfaces murales inarticulées qui, depuis l’époque paléochrétienne, étaient destinées à recevoir peintures et mosaïques sont de plus en plus fréquemment animées de manière diverse : arcatures aveugles, jeux d’appareils décoratifs, colonnettes encastrées aux angles des maçonneries qui soulignent les articulations de l’espace, encadrent des baies. Certains systèmes décoratifs de l’Antiquité tardive, réinterprétés, connaissent un véritable renouveau. Certains architectes refusent totalement la sculpture et adoptent de simples impostes, ou des chapiteaux à corbeilles lisses de formes cubiques ou à angles abattus. A l’opposé, d’autres dotent les édifices d’un abondant décor sculpté, la nouveauté ne réside pas seulement dans le choix de nouveaux emplacements ou dans la prolifération des chapiteaux mais les sources d’inspiration sont également renouvelées. En effet à côté de ceux qui demeurent fidèles aux solutions du haut Moyen Age dérivées du corinthien, il y a ceux qui transcrivent en relief des motifs empruntés aux manuscrits avec les rinceaux, à la sculpture mobilière avec les entrelacs, etc... Puis il y a la fascination pour la figure humaine qui apparaît également.

 

1 Les chapiteaux.

On remarque plusieurs types de chapiteaux durant la période romane, comme on l’a déjà vu, les artistes ne portent pas tous le même intérêt pour la sculpture. Certains restèrent fidèles aux impostes moulurées ceinturant les piliers, d’autres choisirent un type d’épannelage sommaire, comme celui des chapiteaux à angles abattus, qui connurent un succès considérable de la vallée du Pô à la Bourgogne, en Catalogne et que l’on trouve également dans la région qui nous concerne à Villenave d’Ornon.

Les chapiteaux corinthisants qui, depuis la fin du VIIIème siècle, avaient constitué l’essentiel du décor architectural, connurent un nouvel intérêt. Leur spécificité résidait dans une grande simplification des volumes et des végétaux. Le retour au corinthien antique allait être à l’origine de l’une des plus remarquables expériences du second quart du XIème siècle. Le sculpteur du rez-de-chaussée de la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire, Umbertus, l’une de ses œuvres, prit pour modèles des chapiteaux gallo-romains dont le feuillage gras et luxuriant offrait une grande richesse plastique.

Manuscrits, tissus ou arts précieux du Moyen Age inspirèrent aussi les sculpteurs qui créèrent des chapiteaux à faible relief décorés de palmettes et différents végétaux dont la souplesse est remarquable.

 

A partir des années 1060-1070, dans certaines régions, les entrelacs, qui avaient inspiré peu de sculpteurs au début de l’art roman, prirent une réelle importance dans le décor sculpté.

La grande nouveauté romane est le chapiteau figuré, en effet, depuis l’époque mérovingienne, les figures humaines ou animalières étaient représentées sur les initiales des manuscrits. Les compositions qui eurent un grand succès étaient souvent composées d’êtres humains et de bêtes fantastiques ou sauvages. Le thème des animaux affrontés a également un grand succès, avec la prédominance du lion. Emprunté à l’Orient, ce motif n’avait jamais disparu de l’art occidental. On en trouve de nombreux exemplaires en Gascogne comme à la Sauve-Majeur et dans les petites église du Fronsadais telle Saint-Pierre de Lalande de Fronsac.

En parallèle de ces expériences ornementales et zoomorphes, celles sur le chapiteau historié sont plus délicates compte tenu de l’espace réduit du chapiteau. Les problèmes que posaient les différentes compositions furent résolus en jouant sur la taille des personnages en faisant abstraction du respect de la réalité. Ainsi le sculpteur n’hésita pas à déformer, raccourcir, étirer les figures pour les adapter au support.

 

 

 



[1] VERGNOLLE Eliane, L’Art Roman en France, Flammarion, 1994.2003 p. 25.26.

[2] VERGNOLLE Eliane, op.cit, p.24.

[3] VERGNOLLE Eliane, op.cit, p.8.

[4] VERGNOLLE Eliane, op.cit, p14.15.

[5] Quasi-disparition de l’art du relief à la fin de l’Antiquité et sa renaissance aux XIème et XIIème siècles , alors que durant tout le haut Moyen Age, les murs des églises avaient continué d’accueillir des cycles peints, posent un vrai problème unique dans l’histoire de l’art médiéval

[6] VERGNOLLE Eliane, op.cit, p.16.17.

[7] Jusqu'au début du XXème siècle, Emile Mâle soutenait que la sculpture romane n’était autre chose que la transposition de la miniature.

[8] VERGNOLLE Eliane, op.cit, p.17.

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